jeudi 10 mai 2012

Encontros par Bernard Eisenschitz - Trafic nº80

Le centre de la vie se trouve au sud du Portugal depuis des dizaines d’années et nous ne le savions pas. Comme ces trous noirs dont parle Alexandre Medvedkine dans Le Tombeau d’Alexandre de Chris Marker, il concentre en un espace minime la plus grande énergie.

Encontros (Rencontres, 2006), réalisé et monté par Pierre-Marie Goulet, est un film dont le déroulement, dans ses 105 minutes, décrit des temps autrement longs, comptés en années et en décennies, à travers des voix, des lieux, des natures, des visages. (...)

Le film part à la recherche d’hommes et d’actes du passé à travers leurs traces. Suivant des itinéraires qui parcourent le pays, et en un détour exceptionnel la Méditerranée, il tisse les liens qui peuvent unir ces actes. "Ça allait disparaître, il fallait le filmer", dit un personnage qui sera identifié plus tard. Il y a beaucoup de lieux, de rencontres, de déplacements. Est-ce parce que justement ce centre, "harmonie et enchantement", est hors de l’histoire ? Mais rien de tel n’existe. Il s’agit simplement de temps différents. Et du coup de sentir le mouvement de l’histoire, le souvenir d’une attente, d’une libération qui n’arrivait pas, en même temps que le mouvement lent, qui passe par-dessus les siècles et ressemble à une immobilité. (...) Quant aux mots "harmonie et enchantement", c’est d’une voix très jeune qu’on les entend. Elle appartient à une femme âgée, Virginia, au visage lisse, mains posées sur la table, qui a souffert de ne pas avoir le droit de faire des études et a écrit des poèmes. Inconnue destinée à le rester, si elle n’avait pas été éclairée par une lumière venue d’ailleurs.

C’est à Porto qu’António Reis a entendu en 1957 un groupe de paysans venus du village de Peroguarda dans l’Alentejo, à l’autre bout du pays. Il a parcouru à moto les sept cents kilomètres qui le séparaient du village pour enregistrer les poèmes des habitants. Sur les bandes enregistrées en juin de cette année, on entend la voix de Virginia. Devant la caméra en 2006, Virginia doit être un des fils conducteurs d’une histoire qui en compte beaucoup, ou peut-être ferait-on mieux de ne pas les compter. (...)

Le film n’est pas "sur" l’une ou l’autre de ces figures, Reis, Giacometti ou même Rocha. Elles restent quasi invisibles. Deux photos d’un Giacometti émacié, l’air malicieux, écoutant son magnétophone à bande, doivent nous suffire. De Reis, on ne verra pas le visage : pour cela, il n’y a qu’à aller sur Google. Borges, L’Aleph : "Notre mémoire est poreuse à l’oubli ; moi-même je suis en train de falsifier et de perdre, sous l’érosion tragique des années, les traits de Beatriz." (...)

Le cinéma est affaire d’affinités électives, de quoi il tire sa force, qui lui permet de résister à la musique, à la poésie. Il fallait en effet un non-Portugais pour rendre compte de cette trame sans la simplifier ni la rendre illisible. Heureuses rencontres, qui ont trouvé celui qui se souvient pour eux. Encontros est l’histoire de liens trop ténus pour être formulés, sinon dans un langage poétique : "L’insatiable recherche d’une âme à travers les reflets délicats qu’elle a laissés sur d’autres âmes!, écrit ailleurs l’Argentin [Borges] (L’Approche d’Almotasim) : "D’abord, la trace ténue d’un sourire ou d’un mot; vers la fin, les splendeurs diverses et croissantes de la raison, de l’imagination et du bien." Seul le reflet de ces personnages importe, ou comment naît un réseau, comme les filets d’un kilomètre de Mudar de Vida. C’est de leur rayonnement qu’il est question et de leur travail dans le présent. (...)

Le chemin initial, reparcouru dans l’autre sens à la fin, n’est qu’un des chemins. Il y aura plutôt des travellings latéraux et des coupes. Le montage peut écarter et rapprocher à la fois, on le sait depuis Méditerranée (il se trouve que Pierre-Marie Goulet a coréalisé un film avec Jean-Daniel Pollet). Et voilà qu’à ce propos, il faut encore citer Daney à propos du Trás-os-Montes [de António Reis] : "l’éloignement (ou son opposé : le rapprochement) qui intéresse les auteurs se produit dans le hic et nunc du présent." Et il parlait de "rendre attentif à ce qui dans le plan (zone, je tiens à le rappeler, de rêve et d’angoisse) renvoie à ailleurs".

Bernard Eisenschitz
in Trafic nº80 - Hiver 2011

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